"La rupture apportée par Brancusi dans l’histoire de la sculpture est triple : c’est une révolution du geste, une révolution de la forme et une révolution de l’espace. Brancusi rejette la tradition du modelage qui prévalait depuis la Renaissance jusqu’à Rodin, où la sculpture en marbre était souvent confiée à des assistants. Dès 1907, il adopte la technique de la taille directe, mettant en avant la beauté naturelle des matériaux et respectant la forme initiale du bloc de pierre ou de bois. Ce geste direct et sans repentir conduit à des formes nouvelles, géométrisées et simplifiées, comme celle tout d’un bloc du Baiser, une de ses premières œuvres taillées directement dans la pierre, marquant un refus des conventions classiques et une inspiration des modèles archaïques.
En plus de la taille, Brancusi consacre un effort considérable au polissage, éliminant toute trace d’outil pour atteindre une perfection formelle qui vise à exprimer l’essence même des êtres, au-delà de leur apparence superficielle. Sa géométrie élémentaire (œuf, croix, spirale, pyramide…) est constamment dynamisée par des jeux de superpositions, de contrastes et de reflets qui intègrent l’espace environnant et le spectateur dans l’œuvre.
La réflexion de Brancusi sur la forme dans l’espace remet également en question le statut traditionnel du socle utilisé pour distinguer la sculpture de son environnement. En transformant ses tabourets en socles ou en créant des sculptures autonomes sans hiérarchie entre les pièces, Brancusi contribue à élargir le concept d’art. La Colonne sans fin, issue d’un modeste socle dont le module est répété verticalement, marque un moment décisif de l’histoire de la sculpture en ouvrant la voie à l’abstraction et à l’art conceptuel des décennies suivantes.
En 1926, L’Oiseau dans l’espace de Brancusi est au centre d’un procès aux États-Unis, où il est contesté comme œuvre d’art légitime lors de son importation, une affaire qui cristallise les débats sur la définition de l’art moderne. Brancusi, soutenu par le photographe Edward Steichen, remporte finalement son procès en 1928, le juge reconnaissant l’émergence d’une école d’art moderne qui représente des idées abstraites plutôt que des objets naturels.
Ces controverses marquent des épisodes clés où l’œuvre de Brancusi se heurte à des incompréhensions et des critiques, conduisant souvent l’artiste à privilégier son atelier comme espace privé de présentation de ses créations."
Commissariat : Ariane Coulondre, Conservatrice en chef des collections modernes, Musée national d'art moderne.