ART - REPORTAGE
Mediapart
La Collection Pinault: entre art et marché
22 mai 2021 | Par Emmanuelle Favier

L’événement était attendu : François Pinault ouvre, ce samedi 22 mai, les portes de la Bourse de commerce où il expose une partie de sa collection. Mediapart a visité ce lieu remarquablement restauré et tâche de saisir les enjeux, pour le marché de l’art contemporain, d’une telle inauguration, qui interroge tout à la fois les phénomènes de privatisation des œuvres et de réappropriation culturelle.

C’est la lumière qui frappe de prime abord. En dépit de l’atmosphère d’automne que ce mois de mai, promesse de libération et de réouvertures diverses, fait peser sur la capitale, chaque recoin de l’espace proposé par la nouvelle Bourse de commerce est d’un blanc éclatant. L’agora centrale, autrefois place publique qu’entouraient les deux arcades de la Halle au blé, est immaculée. La verrière qui coiffe le bâtiment, dont l’origine remonte à Catherine de Médicis, livre le ciel aux regards des visiteurs évoluant sur le promenoir. Regards qui rencontrent ceux d’une escouade de – faux – pigeons de l’artiste italien Maurizio Cattelan, destinés à conjurer en un geste non dénué d’humour l’invasion de véritables volatiles risquant de souiller la pureté de l’ancienne place.

Les pigeons de Maurizio Cattelan.

En l’exact milieu de celle-ci, une réplique en cire de L’Enlèvement des Sabines de Giambologna par l’artiste suisse Urs Fischer. Des mèches intégrées à la sculpture seront allumées et feront fondre progressivement l’ensemble, en référence à l’éphémère condition de l’homme que les vaines tentatives de pérennité du musée ne sauraient compenser. À l’heure où nous visitons l’exposition, quelques jours avant son ouverture au public prévue ce samedi 22 mai, la Sabine a déjà vu s’évaporer deux de ses doigts. Autour de cette œuvre monumentale, une figure à taille humaine – le visiteur en son miroir – et divers fauteuils : toutes pièces également vouées à la fusion.

À l’intérieur de la rotonde, l’architecte japonais Tadao Ando, un fidèle de François Pinault, a choisi d’intégrer un cylindre de béton armé brut – un parti-pris qui pourrait braquer les adversaires du béton, inquiets de ses méfaits pour l’environnement. La matière, de fait, tranche avec l’existant tout en respectant les contours extérieurs du bâtiment et en épousant son mouvement général (sur le travail d’intégration que mène Ando, voir son musée à Naoshima). Par ailleurs, le cylindre est conçu comme amovible, à même d’être retiré si les Monuments de Paris, qui ont classé l’ensemble de la bâtisse, le décidaient au terme du bail emphytéotique de 50 ans signé par Pinault.

L’Enlèvement des Sabines par Urs Fischer.

Le cylindre d’Ando, qui a d’emblée placé l’ensemble sous le signe de la circularité – image de l’éternité à ses yeux –, est entouré par une galerie baptisée "Le Passage" et investie pour l’occasion par le plasticien Bertrand Lavier : chacune des vitrines, conservées et restaurées depuis l’Exposition universelle de 1889, est occupée par un ready-made dont la monstration classique accentue le contraste entre deux visions de l’art.

Cette notion de contraste est au cœur de la démarche générale ; d’abord esthétique : tout en reprenant les codes du white cube, les lieux évitent le caractère aseptisé que l’on reproche souvent à cette forme de muséographie, grâce à la restauration de nombreux éléments du XIXe siècle d’origine, en particulier les boiseries intérieures, l’escalier Chambord à double révolution. Et, bien sûr, la fresque de toile marouflée au plafond, qui actualise le contraste idéologique dans l’opposition – sur laquelle insistent les médiateurs qui présentent les lieux à la presse – entre d’une part la représentation classique des enjeux du commerce au XIXe siècle, nourrie d’une imagerie coloniale, et d’autre part la large place faite par l’exposition aux artistes contemporains issus d’anciennes colonies d’Afrique, d’Asie et d’Amérique.

Les dix espaces d’exposition, dont sept galeries sur trois niveaux, présentent ainsi les œuvres de 32 artistes, parmi lesquels le Brésilien Antonio Obá, la Chinoise Xinyi Cheng, la Sud-Africaine Marlene Dumas ou encore l’Afro-Américain Kerry James Marshall. Aucune des grandes icônes de la collection Pinault, les Koons et autres Hirst, n’est ici présentée : volonté de mettre en valeur des artistes moins connus en France bien sûr, mais aussi désir de créer la surprise.

La grande majorité de ces 200 œuvres n’ont jamais été montrées, et certains artistes sont même exposés à Paris pour la première fois. Le mieux représenté est David Hammons, figure du mouvement Black Lives Matter, qui propose ici le plus grand ensemble jamais présenté en Europe. Citons enfin des séries photographiques de Michel Journiac, Cindy Sherman ou encore Martha Wilson, récemment intégrées au fonds de la collection, portant celui-ci à près de dix mille œuvres.

Au sous-sol, une installation sonore du Libanais Tarek Atoui est répercutée dans l’auditorium de près de 300 places où sont prévus conférences, performances mais aussi concerts et projections. Non loin de là, en poussant deux portes hermétiques, le visiteur rencontre une œuvre saisissante et hypnotique de Pierre Huyghe.

Au détour de chaque salle, on trouve aussi une allégorie du musée comme espace de fixité, avec les chaises composant l’œuvre The Guardian de Tatiana Trouvé. Le parcours d’ensemble est agréable, le nombre d’œuvres par salle est équilibré et le fait que les cartels ne soient pas près de chaque œuvre mais à l’entrée de la salle permet une véritable mise en valeur des pièces – même s’il faut alors se livrer à un petit jeu d’aller-retour parfois un peu fastidieux.

Un projet longtemps médité, pour déjouer la fatalité

L’histoire de cette ouverture est connue : elle trouve son origine dès 2005, dans la déception du collectionneur après l’échec de son implantation sur l’île Seguin, qui l’avait conduit à investir le Palazzo Grassi puis la pointe de la Douane à Venise. Mais Pinault a toujours gardé en tête l’idée de s’implanter à Paris. Avec l’appui de l’ex-ministre de la culture Jean-Jacques Aillagon, il a pu saisir l’occasion fournie par la Mairie de Paris de réhabiliter la Bourse de commerce, tombée en déshérence depuis son abandon à la fin des années 1990.

La Mairie, après l’avoir rachetée pour 86 millions d’euros, la loue donc à la holding familiale de Pinault qui, moyennant une restauration dont le coût a dépassé la centaine de millions d’euros, peut désormais y présenter sa collection au public par le biais d’expositions exclusivement temporaires, et surtout nullement soumises à une périodicité figée à l’avance. Sans doute cela s’accorde-t-il avec les préoccupations qui sous-tendent l’exposition, sobrement intitulée Ouverture : le temps qui passe, la vanité, la perspective de la mort et le rapport au corps humain. Dès lors l’imprévu est-il peut-être, pour cet homme de 84 ans, une façon de déjouer la fatalité.


Une des chaises de Tatiana Trouvé.

Au-delà de l’importance que revêt pour lui cette inauguration, l’impact de la création d’un nouveau lieu dédié à l’art contemporain sur le marché français est tel qu’il a suscité, durant ces derniers mois, toutes les curiosités et tous les fantasmes. Le secret entourant le contenu de l’exposition a été, jusqu’à la semaine dernière où Le Monde en a révélé l’essentiel, soigneusement entretenu.

C’est que François Pinault est, avec Bernard Arnault, le plus influent des collectionneurs français, et que ses choix artistiques conditionnent directement la cote des plasticiens qu’il décide d’élire. Comme l’explique l’historien d’art spécialiste des avant-gardes Éric Monsinjon, le nom de François Pinault est devenu à la fois une marque, qui fait événement quoi qu’il arrive, et une tendance générant chez les autres collectionneurs un effet mimétique souvent indépendant de la qualité des œuvres elles-mêmes – laquelle reste, bien entendu, hautement subjective. Il y a ici un effet de "captation de l’histoire de l’art, où le collectionneur se voit littéralement dans le miroir narcissique que constitue l’œuvre".


Le cylindre d'Ando épouse le mouvement de la rotonde.

Dans l’ensemble, les acteurs du marché de l’art que nous avons pu interroger sont toutefois unanimes : aux yeux d’un galeriste comme Denis Gaudel, chacun ne peut avoir qu’à gagner à ce qu’un tel lieu attire non seulement davantage de visiteurs, mais surtout de collectionneurs et d’acheteurs. Paris, longtemps place forte du marché de l’art européen, avait ces dernières années quelque peu perdu de son aura, notamment concurrencée par Londres. Mais le Brexit a fragilisé cette prépondérance britannique, et l’ouverture de la Bourse de commerce est l’occasion de redonner à l’art français un peu de son lustre.

Un capitalisme prédateur ?

À l’art, ou au marché de l’art ? Car la contrepartie de ces grands événements, c’est qu’ils sont indissociables d’un phénomène de privatisation du fait culturel. L’État n’est plus en mesure de soutenir l’art contemporain, ses budgets d’acquisition dérisoires ne lui permettant pas de rivaliser avec les capacités financières des grands mécènes, qui sont en général des capitaines d’industrie dont le duo Pinault-Arnault constitue le modèle en France. L’ambiguïté du partenariat public-privé est au cœur de cette vision du monde capitalistique et globalisée.


L'escalier Chambord et les luminaires signés Bouroullec.

"Il y a dix ou vingt ans, de telles expositions auraient été montées au Grand Palais", relève le galeriste Alain Gutharc qui dirige la galerie homonyme. Et on peut se désoler des conséquences que cela ne peut manquer d’avoir sur le visage de l’art : l’association inextricable entre des marques de consommation et des artistes dont la subversion est, dès lors, totalement absorbée par la puissance financière.

"L’art est devenu un levier marketing. Il s’insinue partout, passe les frontières", souligne Philippe Danjean, art advisor et collectionneur, sans s’en émouvoir. Alain Gutharc constate encore, fataliste : "Les gens vont chez Perrotin comme on va chez Chanel. On est passé de l’art au marché de l’art". Annie Le Brun, dans Ce qui n’a pas de prix, analyse cette "hégémonie prédatrice" exercée sur la beauté par la sphère financière.


Le "Passage" et les ready-made de Bertrand Lavier.

Certes, ce phénomène n’est pas nouveau, comme le rappelle Éric Monsinjon : "Historiquement, on constate que l’État n’a jamais la compétence d’acheter l’art le plus important de son époque et s’est souvent montré incapable d’accompagner la création contemporaine. Ce sont des mécènes les plus fortunés et les plus cultivés, des Noailles aux Guggenheim, qui ont accompagné les mouvements les plus subversifs, quand les institutions les boudaient. La bourgeoisie s’est toujours approprié la subversion pour désamorcer la charge révolutionnaire des œuvres".

Le modèle qui en ressort, de façon omniprésente aujourd’hui étant donné le quasi-monopole de Pinault et Arnault (rappelons que Pinault possède Christie’s, et qu’Arnault est PDG de la maison de vente Phillips), peut de fait être contesté sur le plan éthique. Même si le premier est, de l’avis de tous, un amateur réellement éclairé, curieux et attentif – le lieu de résidence d’artistes qu’il a créé à Lens en est un autre témoignage –, le mélange des genres peut, et doit être interrogé. Mediapart l’a montré en enquêtant sur l’évasion fiscale du groupe Kering, pour ne citer qu’un exemple venant rappeler que la vertu affichée a toujours son revers.

Florian Cochet, ancien vacataire à Beaubourg et aujourd’hui libraire à la Petite Égypte, située à deux pas de la Bourse de commerce, souligne les dangers de cette privatisation à outrance, tout en montrant que les établissements publics épousent désormais les pratiques du privé. Ainsi les vacataires des musées publics sont-ils peu à peu remplacés par des gardiens sans affinités particulières avec le monde de l’art. C"’est ça ou des caméras", précise-t-il amèrement. Autrefois plasticien, il confesse s’être éloigné de sa pratique par dégoût vis-à-vis de la marchandisation de l’art contemporain. Annie Le Brun encore : "Il n’est plus de problème artistique qui ne soit commercial depuis qu’une grande part de l’art contemporain est devenue un enjeu décisif de la haute finance".

Le contraste historique évoqué plus haut, cette mise à distance de l’idéologie coloniale, peut être rapproché de ce phénomène de réappropriation, qui, par un renversement des valeurs bien de notre temps, permet aux puissances financières de tirer parti du travail d’artistes dont toute la démarche consiste à dénoncer l’exploitation de populations par d’autres. Même si Pinault se défend de "demander le passeport des artistes", reste que sa communication met l’accent sur les origines de ces derniers et sur la symbolique qu’elles recouvrent. Les questions de ségrégation et de couleur de peau sont de fait au cœur des travaux de Kerry James Marshall, de Marlene Dumas et, naturellement, de David Hammons.


La salle dédiée à David Hammons.

Un autre aspect de la diversité repose, si l’on en croit la communication qui est faite autour de l’ouverture, sur l’implantation dans le quartier des Halles. Malgré la volonté affichée de François Pinault de donner accès au plus grand nombre, malgré aussi le plaisir manifeste du collectionneur à voir les skateurs s’approprier le mobilier urbain des frères Bouroullec, ces rampes dorées entourant la bâtisse, il n’est pas dit que les jeunes en question franchiront les portes de la Bourse de commerce. Ni que le processus de gentrification qui gagne le quartier, et dont le chantier de la privatisation des Halles, "le ventre de Paris" limitrophe du bâtiment, avait marqué le commencement (notre entretien avec l’architecte Françoise Fromonot), en sera le moins du monde ralenti.

Il serait peu cohérent, et stérile, de nier la réussite de ce lieu, qui témoigne d’une alliance entre respect historique et innovation architecturale. Un lieu voué à permettre à d’innombrables visiteurs d’accéder à des œuvres qui, sans cela, seraient restées dans le secret du cabinet… ou des maisons de ventes. Il le serait tout autant de nier les enjeux idéologiques soulevés par l’événement, et l’état du monde qu’il révèle.